L’atelier s’est appuyé sur la projection (partielle) d’un documentaire réalisé en 2004, Un racisme à peine voilé, qui retrace les différentes « affaires du voile » jusqu’à son interdiction à l’école. La discussion a pris la forme d’un débat, encadré par les interventions de deux militantes:
- Nargesse Bibimoune : militante, porte le voile depuis l’âge de 11 ans. L’islamophobie qu’elle subit la conduit à devenir militante anti-raciste féministe.
- Jamilla Farah : militante au CRI (Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie).
Introduction de Jamilla Farah
En France, il existe une polémique autour du terme islamophobie, polémique qui n’existe pas dans les études anglo-saxonnes. Ainsi, s’opposent ceux qui conscientisent ce mal social, et ceux, parmi les politiques et les intellectuels, qui refusent ce vocable, en arguant notamment d’une utilisation fallacieuse dans le sens d’un refus de la critique de la religion musulmane. C’est pourquoi définir l’islamophobie est important car il faut maîtriser le terme pour mieux maîtriser le problème. L’islamophobie touche majoritairement les femmes, qui représentent plus de 70% des cas d’agressions islamophobes.
Le CRI propose d’identifier sept types d’islamophobie :
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l’islamophobie médiévale (Pierre le Vénérable) : l’islam est vue comme une nouvelle idéologie qui fait concurrence au christianisme.
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l’islamophobie moderne : plus religiophobe. On invoque le rationalisme contre l’islam.
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l’islamophobie féministe : ce sont des femmes qui s’adressent aux femmes voilées. On peut la qualifier d’islamophobie intelligente, car cela l’exonère d’une accusation patriarcale. Ayaan Irsi Ali, par exemple, figure médiatique qui a retiré son voile et qui dénigre l’islam comme véhiculant une oppression des femmes. C’est un féminisme militant qui s’approprie les valeurs républicaines comme exclusivement les leurs (par exemple l’égalité homme-femme). Les femmes qui seraient voilées n’auraient pas intégré la notion de liberté de la femme. Mai c’est un féminisme qui, paradoxalement, ne dénonce jamais l’islamophobie criminelle à l’encontre des femmes voilées.
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l’islamophobie savante moderne tirée de la thèse de Bernard Lewis (théoricien du choc des civilisations). Il oppose ainsi islamité et occidentalité, en considèrant que l’islam est rigide et ne peut pas être poreux à la modernité, alors que l’occidentalité croit au progrès humain et social.
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l’islamophobie névrotique (Elisabeth Badinter, par exemple, qui affirme que l’islamophobie est un droit)
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l’islamophobie médiatique (cf. études de Thomas Deltombe) : ce qui catalyse l’imaginaire collectif.
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l’islamophobie politique, d’Etat (notamment le système colonial et néocolonial).
Contre l’islamophobie féministe, le féminisme islamique soutient que la liberté est une notion beaucoup plus épaisse qui ne permet pas de présupposer que le foulard ne serait qu’un asservissement à l’homme. Comment prouver que le foulard est oui ou non un asservissement ? Et pourquoi le retirer libérerait-il la femme ? Le foulard que l’on porte relève de son propre choix et de sa propre liberté.
Prises de position politiques et médiatiques à propos des grandes marques qui s’installent dans le marché de vêtements dits islamiques. On parle alors de « mode pudique ». Peut-on accepter le fait le capitalisme se saisisse d’arguments du féminisme islamique ?
Dans le paradigme de la modernité, porter un couvre chef est une manière de s’individualiser, ce qui est un processus propre à la modernité.
Projection du film « Un racisme à peine voilé »
Intervention de Nargesse Bibimoune
Le féminisme est-il au service de l’islamophobie ou contre l’islamophobie? Il y a plusieurs problèmes et déséquilibres dans le débat :
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Les féministes mainstream n’ont jamais pris en compte la composition de l’Assemblée nationale au moment du vote de la loi de 2004 (constituée à plus de 90% d’hommes pour voter une loi qui devait « libérer les femmes »)
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Le voile est souvent brandi comme un cache-misère de tous les problèmes de l’État. Mona Chollet souligne ainsi derrière chaque polémique du voile, on trouve des problèmes sociaux.
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On laisse parler des sociologues hommes, blancs, bourgeois, et on détourne la parole des concernées. On dit que les femmes musulmanes sont instrumentalisées. Les paroles des femmes concernées ne sont jamais entendues.
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On fait du débat quelque chose de théorique et d’abstrait, alors qu’il s’agit d’enfants, de personnes concrètes. Une fille peut ne pas avoir accès à l’éducation, sous couvert d’arguments féministes. On oublie les femmes précarisées et marginalisées derrière.
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L’argument féministe de base est l’oppression des femmes. Or dans les autres pays, ce sont des contextes politiques et sociaux précis et très différents du contexte français en 2016. Il faut donc faire attention à une forme d’essentialisation derrière les débats sur le voile. Porter le voile en France n’a pas la même signification que de le porter en Iran par exemple.
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Le corps des femmes est politique alors que le corps des hommes n’est pas politisé.
Témoignage personnel de Nargesse : toutes les sphères de sa vie ont été touchées par la société française. Elle a dû enlever le voile pour pouvoir continuer l’école, et s’est faite dévoilée devant toute la classe, de façon extrêmement violente. Ce jour là, les garçons de la classe s’amusent à toucher ses cheveux. Il est difficile, à 14 ans, de répondre à des professeurs adultes, en position de domination hiérarchique, pour affirmer que le port du voile relève bien de leur libre choix.
Il n’y a pas de loi officielle qui interdise le voile mais les femmes voilées se heurtent à des refus fréquents (par exemple pour s’inscrire dans une salle de sport, pour accéder au marché de l’emploi dans son ensemble…). Nargesse, elle, a réussi à trouver un emploi, mais l’association où elle travaille rencontre des problèmes pour trouver des partenariats depuis son arrivée. Il s’agit alors d’une islamophobie institutionnelle, qui vient de l’État et qui s’immisce partout.
Les propos de Laurence Rossignol et Manuel Valls ont à nouveau introduit dans le débat politique la question de l’interdiction du voile à l’université. François Copé veut même interdire le voile dans l’espace public. Face à cette gradation sans limites, il faut avoir une attitude radicale de refus, sinon on va vers une situation irréversible.
Discussion et débat
– Une participante s’adresse aux femmes présentes qui portent le voile: pourquoi porter le voile ?
Celles qui répondent soulignent d’abord qu’il y a une dramatisation du voile. On ne demande pas aux autres femmes pourquoi elles s’habillent de la façon dont elles s’habillent. Justifier le port du foulard ne fait pas avancer le débat. Il n’y a rien à comprendre ; il s’agit d’accepter.
Pour elles, l’objectif premier du voile est de répondre un ordre de Dieu. Mais cela peut aussi s’inscrire dans un parcours féministe : être maîtresse de son corps, montrer son corps à qui l’on veut. Mini-jupe ou burka, même combat. Il y autant d’explications que de voiles. Aujourd’hui, il n’y plus nécessairement de revendications politiques derrière un choix vestimentaire.
– Comment les non-musulmans qui veulent encourager ce combat pour la liberté de porter le voile peuvent-ils y participer ?
La CRI (Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie), par exemple, est une association areligieuse et apolitique. On est toujours les bienvenu.es pour rejoindre ce combat.
Il faut aussi utiliser les termes des concernées : islamophobes, islamophobie (et pas racisme anti-musulman…). Reprendre les termes que revendiquent les premier.es concerné.es, et faire en sorte que la honte change de côté.
– Une participante souligne que l’on n’a jamais à expliquer l’existence que l’on mène, normalement. Mettre en question une pratique en question, c’est la délégitimer. Ce n’est pas au regard dominant de demander au dominé de se raconter. Si le dominé veut se raconter, c’est son choix. Il y a une violence de cette demande lorsqu’elle vient de l’extérieur.
– On insiste sur une islamophobie d’Etat : les musulmanes ne sont pas invitées à participer au débat politique, au travail sur la loi sur le voile par exemple. L’obligation de créer le CRI est en un sens drame sur le plan politique, parce que les structures étatiques qui sont censées protéger les droits de l’homme ne remplissent plus leur rôle. Le débat sur le voile sert d’arme de diversion et de division au sein des différentes luttes et organisations (dans les mouvements d’extrême-gauche par exemple).
– Que répondre aux militants qui disent être contre le religion en général et non pas contre l’Islam en général ?
On n’a pas compris qu’on est à l’ère du pluralisme (c’est une réalité sociologique). Les lois françaises sont liberticides. On est en opposition avec nos propres valeurs fondamentales. L’Islam n’a pas la place qu’avait le catholicisme avant 1905. Il n’y a pas de position dominante des musulman.es dans la société. Cela consiste donc à racialiser du religieux.
Une participante précise que même si poser la question des motivations poussant à porter le voile n’est pas une question neutre (puisqu’on ne la pose pas aux autres), la question ne choque pas forcément: elle préfère quelqu’un.e qui pose la question et qui donc laisse la parole à l’autre, qui privilégie l’échange au dialogue de sourd.
– En terme de stratégie féministe, comment penser l’articulation entre ce discours féministe où on défend la liberté des femmes à disposer de leur corps, et la possibilité en tant que féministe d’avoir une analyse critique des normes (normes qui commencent avec la simple distinction entre les hommes et les femmes par le vêtement). Peut-on par exemple porter un discours critique sur l’injonction à la pudeur pour les femmes ?
Nargesse commence par souligner que le voile lui permet de se libérer des injonctions de la société sur son corps (être mince, etc.). Il s’agit de montrer ce qu’on a envie de montrer. La question de la pudeur se joue d’abord par raport à notre corps. On peut aussi décider, en tant que féministe, de refuser les assignations à la beauté. Le voile lui permet, comme femme, de se sentir bien spirituellement et socialement.
Pour Jamilla, il y a d’abord un asservissement de la femme par le capitalisme, que le voile permet de contrebalancer. C’est pour cela que si la mode pudique est récupérée par le grand marché, c’est problématique (normativité du vêtement dit pudique).
– Comment, en tant que dominants, participer au combat sans invisibiliser la parole des dominé.e.s ? Comment échapper au paternalisme? Peut-on condamner certaines actions contre l’islamophobie (ex. #NotInMyName), alors que cela vient de concerné.e.s? On voit une bonne intention mais qui est mal gérée. Qu’est-ce qu’on en fait ?
Pour Jamilla, si on veut réduire l’islamophobie, il faut penser des stratégies plus inclusives. Il y a par exemple toutes les stratégie de l’affirmative action (discrimination positive), qui permettent de créer une « élite », mais celle-ci n’arrive pas à casser le plafond de verre (ce qui explique que des lois comme la loi de 2014 puissent passer, parce qu’il n’y a aucune élite économique et politique musulmane). Mais Nargesse souligne un problème : est-ce qu’on ne fait pas que reproduire un système de domination que l’on dénonce ?
Sur les actions de type #NotInMyName, Nargesse s’oppose à l’idée de lever le drapeau blanc, de dire « je ne suis pas comme eux » alors qu’on ne sait pas vraiment qui est « eux ». La stratégie de l’excuse n’est pas politique. Il faut un positionnement radical clair.
– Après les attentats de Charlie Hebdo, les gens qui ont dénoncé l’islamophobie se sont fait médiatiquement lyncher. Est-il possible de réinvestir l’espace médiatique pour contrer l’argumentaire islamophobe, et, si oui, comment ?
Pour Nargesse, oui, mais c’est un nombre réduit de personnes sélectionnées qui passent à la télé. Quand on franchit une limite dans la radicalité du discours critique, il y a une censure à tous les niveaux.
Jamilla insiste sur le medium de l’école, qui aujourd’hui ne remplit pas sa mission d’émancipation (par exemple, la plupart des enfants de 16 ans ne comprennent pas les enjeux politiques sous-jacents de ce que l’on présente à la télé). Il faut faire plus d’histoire (sur la question coloniale notamment), être plus pédagogique.
On souligne une instrumentalisation des médias sur la question du voile, notamment sur tout ce qui a pu se passer dans les écoles.
– Pour Jamilla, il y a une obligation de neutralité dans l’éducation nationale dans la conception de Condorcet par exemple. Pour autant, l’enseignant.e ne doit pas la neutralité philosophique (Lumières) et politique (république), comme le dit Jules Ferry. Surtout, la laïcité n’est pas l’absolue neutralité de la part de l’enfant (ce qui serait très violent) ou de l’enseignant.e. Nargesse souligne que la laïcité n’est pas destinée à être excluante mais qu’elle devrait permettre à tou.te.s de pratiquer sa religion en toute liberté. Pour Jamilla, la laïcité est d’abord un principe et non une valeur. Sinon on fait un glissement dans les catégories de la pensée. On introduit quelque chose de sacré dans la valeur, ce qui induit un certain enfermement.
– Le racisme est-il général dans la société ou plus spécifique à la classe politique ?
Nargesse avance qu’il il y a un racisme systémique (incarné par l’Etat) et un racisme moral (les individus, mais qui ne sont pas indépendant.e.s de l’État, qui les nourrit d’idéologie).
Jamilla évoque l’exemple de la liberté d’expression : elle est théorisée, elle a un cadre. Première condition : il faut considérer l’autre comme son égal.e. L’autre doit pouvoir avoir le même temps de parole. Enfin, il faut un accès suffisant au savoir et à l’information. Or ce n’est pas le cas dans le débat public aujourd’hui. Les médias doivent inviter des opposant.e.s égaux/les.
Bibliographie complémentaire
Sur la question du voile
– « Mon cher hijab », texte de Nargesse Bibimoune publié sur lmsi après les propos tenus par Laurence Rossignol.
– Sur lmsi, une centaine d’articles ont été consacrés au voile. Ils sont recensés sur cette page.
– « Couvrez ce voile que je ne saurais voir », un billet en BD de Julie Guillot.
– Un racisme à peine voilé, le documentaire de Jérôme Host (2004) projeté dans le cadre du débat.
– Les filles voilées parlent, Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, La Fabrique (2008). Un compte-rendu de cet ouvrage est proposé par Mona Chollet, sur son blog Périphéries.
– Des voix derrière le voile, Faïza Zerouala, Premier Parallèle (2015). Un compte-rendu est proposé par AC Husson, sur son blog çafaitgenre.
– « Du voile, des femmes, et de la liberté », une émission de France Culture, où l’historienne Florence Rochefort propose de recontextualiser le port du voile et ses significations.
Féminisme et islamophobie
– « Oui mais quand même, la religion c’est mal », un article de Mona Chollet, sur son blog Périphéries.
– « Antisexisme ou antiracisme? un faux dilemme », un article en quatre parties de Christine Delphy, disponible sur lmsi.
– « Cette étrange obsession française pour le voile », un article de Joan Scott, traduit sur Orient XXI, qui analyse le débat sur le voile à partir de la conception politique de l’égalité propre à la France.
Sur le féminisme islamique
– Zahra Ali, Féminismes islamiques, La Fabrique (2012), en BU Diderot. Une interview de Zahra Ali est disponibme sur Contretemps.